UNE CHANSON SI DOUCE
- Kanel DUPLESSIS
- 12 févr. 2019
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 févr. 2019

Casquette… OK !
Carte IGN… OK !
Lampe dynamo…OK !
Capotes… Okkkkkaaayyyy !!!!
Maddy gloussa en enfilant ses deux préservatifs perlés dans sa trousse de toilette. Après réflexion, elle en prit un troisième, au cas où… Avec son nouveau petit ami qui tapait davantage dans la catégorie chevauchée fantastique que dans la catégorie sobriété ecclésiastique, un de plus ne serait certainement pas de trop.
Pour leur première saint-valentin en amoureux, Maddy avait carte blanche pour organiser un bivouac romantique au clair de lune.
Elle avait opté pour la trace des flibustiers après avoir écumé 78 sites internet et interrogé 27 groupes d’amoureux de la randonnée sur les réseaux sociaux. C’était un sentier qui leur permettrait de profiter à la fois d’une clairière bien dégagée et d’une magnifique cascade. Elle n’y était jamais encore allé personnellement mais il était très bien référencé et balisé par l’office national des forets. Ça ferait l’affaire.
Maddy et Jonathan s’étaient rencontrés il y a 4 mois dans une boulangerie. Ayant accepté de lui céder le dernier mille-feuille de la vitrine par galanterie (ou pure stratégie, ça dépend du point de vue féminin ou masculin de la chose), il avait récolté en retour le luxe de pouvoir engager la conversation avec cette jolie femme et de repartir en prime avec son numéro de téléphone.
Ils avaient démarré une love story fraîche et sans contraintes, chacun vivant de son coté. Maddy dans son appart, Jonathan dans la maison familiale dans laquelle il vivait seul avec sa mère depuis le décès de son père il y a 15 ans.
Petites lunettes noires rectangulaires, cheveux et bouc bien taillés, Jonathan portait fièrement l’aplomb et le charisme de ses 32 ans. Il avait eu la chance d’avoir hérité de la morphologie sèche et longiligne de tous les hommes de sa famille qui lui permettait d’ingurgiter impunément tout ce qu’il voulait tout en regardant d’un air faussement empathique ceux qui enflaient juste en respirant l’odeur d’une casserole vide.
Jonathan était loin d’être un grand sportif. D’ailleurs, à part faire bosser autre chose que ses cerveaux - celui du haut et celui du bas, l’un des deux ayant nettement sa préférence-, il n’y avait pas grand-chose comme activité physique qui pouvait l’emballer. Fier agent administratif d’une collectivité territoriale, il faisait partie des hommes plus adeptes des soirées philosophiques autour de vin rosé et de saucisson au poivre que des trails boueux du dimanche matin. Cela dit, malgré ses négociations primaires pour faire un sempiternel plan resto/cadeau/hôtel (l’hôtel étant la juste récompense de l’investissement initial) approuvé et validé par des générations d’hommes sur Terre, il avait cédé devant l’enthousiasme de Maddy à sortir des sentiers battus. Il lui faisait toute confiance pour organiser ce bivouac.
Ils prirent le chemin de la traversée après s’être donné rendez-vous chez elle pour un petit déjeuner toutes options (la dégustation ne s’étant pas limitée au plaisir des seules papilles gustatives). Sur la route, elle échangea son petit bracelet Charms contre sa montre boussole. Elle était nettement moins clinquante mais elle attirait la curiosité de Jonathan. C’était un cadeau de sa meilleure amie qui avait toujours souhaité la convertir aux joies de la randonnée et de l’astronomie. Pour l’instant, à part la grande ourse et la rando menant aux chutes du Carbet, elle n’y connaissait pas grand-chose. Par contre elle savait se servir de la boussole et comptait bien se faire complimenter en déchiffrant sa carte IGN comme d’une carte au trésor.
Il faisait un temps magnifique. Ils marchèrent tranquillement pendant 2 bonnes heures avant de se retrouver face à une magnifique cascade bordée par une clairière où ils posèrent leur campement.
Tente 2 seconds Quechua ouverte, sac de couchage installé, apéro, boissons, salade fraiche, taboulé, cuisses de poulet grillées, mangues Julie et sandwichs correctement disposés, ils piquèrent immédiatement une tête dans le magnifique bassin bleu et passèrent une après midi plus que mémorable dans ce paysage paradisiaque.
Le seul regret de Maddy fut de ne pas avoir emporté la boite entière au lieu d’avoir chipoté sur le nombre de capotes fantaisie. Qu’importe. Le monsieur était venu également équipé et savait parfaitement comment assurer le service après vente avec d’autres parties de son anatomie.
La nuit approchait. Jonathan rassembla des roches, quelques branches et des feuilles sèches. Il déchira et froissa quelques pages du France Antilles qu’il avait emporté et y mit le feu avec son zippo. Ils refaisaient le monde, causant tour à tour politique municipale, place des jeunes dans la société, relations hommes/femmes ou religion… Ravi de cette joute verbale qui lui donnait l’occasion d’étaler ses connaissances comme on étale une cuillère à café de Nutella sur un demi-pain, Jonathan était dans son élément. Il alimentait régulièrement le feu à l’aide d’une branche ou d’un morceau de papier sec. Au bout de quelques heures, fatigués, ils restèrent silencieux, profitant de l’instant présent.
Lovée contre la poitrine sèche et musculeuse de son amoureux, bercée par les battements de son cœur, les pensées de Maddy divaguèrent vers ses projets. Peut être qu’ils se réaliseraient avec John. Pour une fois qu’un homme lui semblait aussi croustillant, elle ne le laisserait certainement pas filer. Elle souhaitait construire une maison. Avec un jardin assez grand pour y mettre un carbet pour les soirées barbecue. Et puis, il faudrait aussi des arbres fruitiers… Mais davantage derrière la maison… ça fait plus joli d’avoir des fleurs devant la maison ; ils vendent des bougainvilliers multicolores maintenant… Et pourquoi pas un flamboyant ? Mais un jaune parce que le rouge est…
Une bourrasque de vent éteignit brusquement le feu et interrompit ses pensées.
- MERDE !!! LE FEU !!! dit spontanément Maddy en se redressant.
- C’est pas grave, ma belle. Laisse tomber, il est déjà tard, dit Jonathan nonchalamment. Approche par là… Je vais te montrer une tactique que les hommes des cavernes utilisaient pour se réchauffer avant d’avoir découvert le feu…
Il l’attira vers lui. Ils étaient dans une obscurité quasi totale. Elle distinguait à peine les traits de son visage grâce à la faible lueur que renvoyait un étroit croissant de lune. Il fit glisser ses lèvres le long de son cou et ses doigts le long de ses épaules, entraînant dans leur descente la fine bretelle de son débardeur. Maddy se laissa aller en fermant les yeux puis, brusquement, tout son corps se figea. Restant attentif à ses réactions, Jonathan resta stupéfait quand il comprit.
Elle entendait un chant.
Une femme chantait près de la cascade et ce n’était pas elle.
A moins que ce ne soit une lamentation mêlée à des pleurs…
Pris de panique, ils se levèrent et se rhabillèrent hâtivement.
- Putain !!! MAIS C’EST QUOI CA ??!!! dit Jonathan en courant se cacher dans la tente.
- NON, MAIS TU NE VAS PAS ALLER TE PLANQUER EN ME LAISSANT LA ?
- Débrouille-toi avec ta copine la chanteuse lyrique. Ce camping, c’était ton idée, n’est ce pas ? Bordel, qu’est ce qu’il ne faut pas faire comme connerie pour gérer une meuf….
- ARRÊTE !!! Je crève de trouille et toi tu pleurniches ?? Mais c’est qui le mec entre nous deux ? Déjà, elle est où la lampe ???
Elle renversa au sol le contenu de son sac à dos et tourna à toute vitesse le mécanisme permettant d’allumer la lampe dynamo. Éclairant le visage de Jonathan, elle lut la terreur dans son visage crispé. Ses pupilles étaient complètement dilatées. Elle ne l’avait jamais vu dans un tel état. Reprenant ses esprits, elle lui serra la main en murmurant :
- Jonathan, écoute-moi. Ce n’est rien du tout. Si ça se trouve, c’est juste un oiseau qui a un chant chelou. On ne peut pas rester la toute la nuit à flipper comme des gosses de 3 ans pour rien. On sort, on fait un tour, on le fait partir et comme ça on pourra revenir tranquilles. OK ?
John se sentait complètement pris au piège. Il aurait payé cher pour se trouver n’ importe où ailleurs qu’ici. S’il le fallait, Il était même prêt à regarder sans se plaindre tous les épisodes des telenovelas sirupeuses de sa mère qui lui filaient la nausée pour peu qu’un hélicoptère débarque du ciel pour le tirer de là.
Maddy lui secoua la main, attendant une réaction adéquate de sa part. On était à des années lumière de la virilité et la confiance en soi qu’avait toujours fièrement prônées Jonathan. Au bout de quelques minutes, ils sortirent de la tente, armés d’une roche et du fidèle couteau suisse de Jonathan qui n’avait jusqu’alors été bon qu’à couper du saucisson et décapsuler des bières.
Ils suivirent la voix qui les mena directement aux bords de la cascade.
Maddy et Jonathan furent scotchés sur place.
Une femme nue était sous la chute, leur donnant dos.
Grande. Beaucoup trop grande.
De longues tresses crépues lui tombaient sur les omoplates. De sa peau très noire émanait une aveuglante lumière bleutée.
La nature s’était tue. Plus une grenouille, plus un grillon n’émettait un seul son. Même le vent s’était évanoui pour laisser place aux seuls chants de l’eau et à cette voix insoutenable. Langoureuse et plaintive à la fois, elle semblait entonner un chant qui semblait de plus en plus familier à Maddy. Oui. Elle l’a déjà entendue dans sa jeunesse…Unnneee channnsooon dooouuuccceee….
La femme se retourna.
Complètement nue.
De ses seins lourds coulaient des gouttes de lait qui étincelaient comme des perles filant d’un collier cassé. Son ventre arrondi et un cordon ombilical arraché pendant entre ses cuisses trahissaient une maternité tragique récente. Fixant Jonathan de ses yeux tristes, elle avançait vers eux comme flottant à la surface de l’eau. Son chant devenait de plus en plus assourdissant malgré ses lèvres immobiles.
Le cœur de Maddy semblait s’arracher de sa poitrine. Ses jambes étaient complètement tétanisées. Bouche bée, elle écrasait la main de Jonathan qui n’arrivait pas à détourner le regard de cette femme.
Un liquide chaud s’écoula le long de ses jambes et la sortit de sa stupeur. Sa vessie n’avait attendu aucune consigne volontaire avant de se vider entièrement.
Jonathan, Hypnotisé entrait dans le bassin rejoignant la femme bleue.
« Jonathan ! Mais qu’est ce que tu fais !!! Allez !!! Dépêche-toi !!! On se barre!!!! » Maddy hurlait en lui tirant le bras de toutes ses forces. Il restait complètement sourd à ses supplications et exerçait une résistance colossale qui rendait vains chacun de ses efforts de le ramener sur la rive. Maddy glissa et tomba assise dans l’eau glacée. Son bras heurta une roche qui brisa net la vitre de sa montre boussole. Elle poussa un cri de douleur et observa son poignet endolori. Le mécanisme de l’horloge s’était arrêté à 00h12 alors que la boussole affolée tournait dans tous les sens à une vitesse fulgurante. L’aiguille blanche se figea net en direction de l’apparition, au sud magnétique.
Elle ne resta pas longtemps à s’apitoyer sur sa montre.
La femme bleue ne chantait plus.
Elle avait détaché son regard attristé de Jonathan. Maintenant, c’est Maddy qu’elle dévisageait. Elle la regardait avec des yeux pleins de colère dans lesquels dansaient des flammes.
Prise de panique Maddy recula brusquement. Pas suffisamment. La femme bleue rugit en ouvrant démesurément une bouche édentée de laquelle sortit une bourrasque soufrée qui semblait la brûler jusqu’au fond de ses entrailles. Maddy tenta de se protéger en croisant ses bras devant son visage mais la femme bondit sur elle en hurlant quatre mots qui lui déchirèrent les tympans : "IL …. EST…. A ….MOOOOOOIIIIIIIIIIII !!!!"
« Maddy !!! Poupée !!! Réveille-toi !!! »
Maddy était en larmes et se débattait dans un cauchemar dans lequel elle semblait ne pas pouvoir sortir. Elle ouvrit les yeux, complètement désorientée. Elle avait un mal de crâne insoutenable et ses oreilles émettaient un sifflement strident.
« Coucou Chérie ! Nous sommes le vendredi 15 février 2019, à Petit-Bourg, Guadeloupe, French West Indies ! Le président de la république est Emmanuel Macron et Mickael Jackson n’a pas encore été ressuscité. » Il prit un accent anglais et mimât les gestes d’un majordome : « Voici le room service de Madâme ! Le petit déjeuner est servi.»
« Jonathan… »
Il éclata de rire « Oui, oui, c’est bien moi. Désolée ce n’est pas Shemar Moore, mais ce n’est pas non plus Chucky ! On aurait dit que tu sors du film Massacre à la tronçonneuse ! Tu as hurlé pendant au moins 30 secondes avant que je n’arrive à te réveiller ! »
Maddy s’assit en se frottant les yeux. Elle retrouvait progressivement un rythme cardiaque normal. Sentant quelque chose d’inhabituel dans le sac de couchage, elle jeta un coup d’œil à l’intérieur.
Jonathan la regardait toujours d’un air amusé.
« Oh merde !!! »
« Oui, oui, tu as pissé dans le sac de couchage !!! Tu peux laisser tout de suite tomber la belle excuse du « j’ai rêvé que j’étais aux toilettes ». Le tout est d’assumer qu’il te faut porter des couches ma belle !! D’ailleurs, je connais une bonne marque de couches bio qui a une excellente absorption ! Elle a été validée par toutes les maisons de retraites du Nord Grande-terre !! »
Maddy écoutait à peine le flot de paroles de Jonathan, confuse d’avoir mouillé ses draps.
« Je suis vraiment désolée !! Je vais arranger tout ça ! »
Elle se leva d’un coup, mit le sac de couchage en boule et prit des vêtements secs. Honteuse, elle courut vers la rivière sans même jeter un coup d’œil derrière elle.
Arrivée au bord de l’eau, elle s’assit et reprit son souffle. A la lueur du jour, le paysage paraissait complètement inoffensif.
« Cauchemar de merde. Tu parles d’un super week-end… »
Au loin, Jonathan lui cria « Au fait, ma mère m’a appelé. Elle a fait un super déjeuner et tu es cordialement invitée. Elle souhaite te rencontrer officiellement !!! » Il marqua une pause. « Par contre, elle a beaucoup insisté. Je me demande pourquoi… » Puis il commença à regrouper ses affaires en sifflotant…
Maddy plongea son pyjama mouillé dans l’eau de la rivière. Soudain, son cœur eut un raté quand ses yeux tombèrent sur sa montre. Un frisson désagréable courut le long de sa colonne vertébrale et une boule vint lui écraser l’estomac.
La vitre de la montre était cassée.
Les aiguilles indiquaient 00h12.
Le Sud Magnétique avait changé de place. Elle suivit sa direction en levant les yeux. L’aiguille blanche magnétique indiquait la position de Jonathan et le suivait lors de chacun de ses déplacements.
Il sifflotait toujours. Une comptine qu’elle avait entendue dans sa jeunesse : « Une chanson douce…. »
On jou mwen desenn la cascade pou binyin Mwen ten' on ti chan ki soti di syel la Mwen lévé zyé mwen pou chèché la sa yé Mwen vwè on mamzel trè joli ki di mwen ...
Edith LEFEL, La sirène
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